“Une nuit à Marseille”


Entretien avec Clément Carouge

Clément Carouge est un acteur culturel engagé pour une nuit vivante et apaisée à Marseille. Fondateur du média La Nuit Magazine.

    Nous sommes bien loin de la Nuit lorsque je rejoins Clément. Brouhaha ambiant, chemises et lunettes de soleil rythment cette fin de journée. Les verres tintent, les paillettes scintillent. Le niveau sonore augmente doucement.
 

Et Clément commence à me raconter la nuit. Evidemment d’abord celle du magazine, son arrivée à Marseille, sa difficulté à l’aimer telle qu’elle est et puis le coup de foudre, l’agenda et la suite. Mais la vie de noctambule ainsi qu’il me le rappelle, est un héritage récent. Ce n’est qu’en mars 1667 que Colbert présente à Louis XIV l’édit spécifiant le rôle de la police chargée d’ »assurer le repos du public et des particuliers, de protéger la ville de ce qui peut causer des désordres « . Cette même année, la police alors en charge de la surveillance de nuit instaure une lanterne à chaque coin de rue. Ces deux changements structurels entraînent un nouvel usage de la nuit, et progressivement une diurnisation de cette dernière.

LA NUIT : UN TEMPS POUR RIEN

La nuit dont me parle Clément, c’est d’abord celle de la fête et d’une transformation des barrières sociales. C’est cet instant qui ouvre un autre niveau de liberté. La nuit c’est un temps pour rien, les exigences de performance diurnes semblent s’évaporer pour offrir un nouveau terrain de socialisation. Certes l’habitus demeure, mais si « tu te soumets à la nuit » alors le temps devient fluide, il n’est plus une contingence qui ponctue nos obligations. Ne jamais regarder sa montre, fermer les volets en after, sont des moyens de faire durer cet éphémère anarchique. D’après Michel Foucault, « notre culture cherchait un temps de vacance, un envers d’elle-même qui soit pour elle comme un miroir, un moment absolu où le temps s’interrompt, fait cercle et inaugure entre les Hommes des formes de communication que leur langage de tous les jours ne leur permet sans doute pas. »[1]. Ce temps suspendu des normes c’est la fête qu’il qualifie de « merveilleuse liberté d’être en folie. ».

Evidemment, fleurissent des lieux qui reproduisent les normes diurnes : des after-works durant lesquels l’apparence est de mise. La nuit ne s’offre à nous, qu’en acceptant l’altérité dans laquelle elle nous place, celle d’admettre qu’elle n’est pas productive, efficiente, calculée. Néanmoins et ainsi que le précise Clément, il est facile de porter ce discours en tant qu’homme ne faisant face à aucune forme de discrimination apparente.

UNE NUIT MARSEILLAISE

    Durant ses premières années à Marseille, Clément observe une vraie volonté de jeunes de se regrouper en collectif afin de monter des projets culturels ambitieux, mais ils sont contraints de survivre sans le soutien de leurs collectivités, représentant l’antithèse de l’électorat cible. Cet état de fait est à l’origine de la particularité des contours de la fête à Marseille que la Nuit Magazine a permis de valoriser en lui offrant une plateforme de diffusion d’informations, à l’époque inexistante.

Copyright : Victor Maitre

Les initiatives se sont multipliées, le public s’est réveillé et aujourd’hui plusieurs grosses manifestations peuvent coexister  sur une nuit alors même qu’en 2012 la réussite de deux évènements concomitants était inconcevable. Marseille Capitale Européenne de la Culture a contribué à l’essor de la fête. Mais la nuit est plurielle. Si pour certains elle est synonyme de fête, pour d’autres elle représente le sommeil salvateur ou le travail invisible. Les usages de la nuit changent et Marseille refuse de l’investir. Clément me raconte l’augmentation exponentielle des travailleurs de nuits confrontés à la quasi inexistence de transports en commun. La nuit c’est trois dimensions qui se heurtent : le repos, le festif et le travail et provoquent pléthore de fermetures administratives de bars ou de restaurants qui se retrouvent contraints de prévoir ces semaines de non activité dans leur budget annuel.

DES ETATS GENERAUX DE LA NUIT A MARSEILLE 

    Ce constat du désengagement de la ville et du manque de dialogue a poussé la Nuit Magazine à organiser en 2017 les Etats Généraux de la Nuit à Marseille[2] l’idée est simple : réunir tous les acteurs de la nuit et tenter de faire avancer les choses. Cette initiative innovante à Marseille est déjà institutionnalisée dans de nombreuses villes telles Nantes, Paris ou Lyon. Après 3 jours de conférences et débats, une plateforme de concertation est proposée à la ville de Marseille. Cependant les engagements pris par la ville d’ouvrir les discussions sur la gouvernance de sa nuit ne seront jamais tenus, et bientôt trois ans après elle continue de travailler sans aucune transparence sur une Charte de la Nuit qui ne voit jamais le jour et qui creuse un peu plus le fossé entre une vision institutionnelle et une réalité de terrain.

Copyright : Victor Maitre

Aujourd’hui Clément est « presque passé du côté du repos », mais cela ne l’empêche pas de trouver de nouvelles manières de s’investir dans le territoire. Depuis les Etats Généraux, il n’a « plus seulement l’envie d’animer la nuit mais aussi de la défendre ». Lui qui aime pouvoir se défaire des hiérarchies sociales, le temps d’une nuit. Nous nous quittons, le soleil décline à l’horizon, grandie de ce dialogue diurne, je me dirige tranquillement vers la Plaine afin d’en apprécier les délices noctambules.

Lisa Birgand.


Photographies de Victor Maitre
[1] Entretien avec Michel Foucault dans Foucault contre lui-même, documentaire de François Caillat.
[2]Ouvrir la nuit, un combat de tous les jours”, Frédéric Legrand, Marsactu, 4 mai 2017

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