PARKING

Prologue

Dans la pénombre, des corps s’entrechoquent, s’attirent et se repoussent. Il faut redémarrer, la radio se coupe et fébrilement nous tentons de rejoindre les autres. Nous assistons à un rituel mystérieux et nous pourrions agir, éteindre les lumières, rideau. Mais jamais nous n’aurions fait ça, parce que nous désirons continuer à voir.

Quand nous avons assisté à Parking, performance orchestrée et chorégraphiée par Liam Warren à Luminy, nous étions en pleine écriture du numéro sur les campus comme forme de dystopie urbaine. Dans un contexte de réaccoutumance à la vie en commun et de réappropriation de l’espace public, après le premier confinement, se déroulait sous nos yeux une œuvre qui nous questionnait sur notre propre démarche.

Le texte que vous allez lire est tiré d’un entretien mené avec Liam en février 2021, qui nous a permis de revenir sur son expérience de chorégraphe avec cette pièce, et sur notre expérience de spectateur.ice.s.


Entretien entre Liam Warren, chorégraphe, et Julien Bourgain et Agathe Mattei, pour La Zone

Peux-tu nous expliquer comment est né le projet ?

Liam : Le projet est clairement né du Covid, de sa propagation, et puis du confinement. Il est né d’une envie de proposer un espace-temps autre, au sein duquel on pourrait visualiser le corps autrement, et notamment au sein d’un groupe.

J’avais envie de montrer des évolutions, des mutations constantes, des tentatives et des rites du collectif. J’ai réuni 15 performeur.e.s, de plein d’horizons différents : des performeur.e.s, des danseur.euse.s, des acrobates, pour faire une sorte d’exposition de tentatives de faire corps commun, pour le meilleur ou pour le pire.

Il fallait mettre le corps dans l’espace public. Et je me suis dit « Ok, peut-être qu’un parking, ça peut être un endroit intéressant ». C’est un espace liminal, jamais la destination, c’est juste un seuil pour aller ailleurs. Notamment là, à Luminy, dans ce parking, on est à la frontière de plein de choses. On ne sait pas trop qui y va et pourquoi. Il y a Kedge à côté, il y a la caserne des pompiers derrière, et puis tout devant, le Parc national. Il y a une vraie ambiguïté avec cet espace. C’est une sorte d’hétérotopie, où on est là, mais aussi ailleurs. Je trouvais ce parking en particulier très propice pour déjouer la temporalité d’une performance.

Comment as-tu trouvé ce parking ?

Liam : Je l’ai trouvé avec un scénographe qui s’appelle Kévin Klein, avec lequel j’ai co-conçu le dispositif. Il connaît bien Marseille. Au début, on avait pensé à un centre commercial, et puis on est allés à Luminy. C’était la première fois que j’y allais, et d’un coup j’ai eu l’impression d’être aux Etats-Unis. C’était fou.

Le projet s’est monté en combien de temps ?

Liam : On a eu trois répétitions, avec une générale. C’était assez rapide. La première répétition, je n’ai rien dit. J’avais déjà pensé les différents espaces, mais c’était important pour moi qu’il y ait une vraie rencontre, un peu vierge d’une certaine manière, entre les performeur.e.s et le lieu. La première journée, je leur ai dit : « Allez découvrir l’espace, et trouvez des états de corps qui aient un sens pour vous ». A partir de leurs propositions, j’ai trouvé une logique de circulation pour les voitures. J’avais en tête des inspirations littéraires, qu’on a utilisées comme fil conducteur, et on a assemblé la pièce comme ça.

 Quelles étaient ces inspirations ?

C’était surtout Moi Marthe et les autres d’Antoine Wauters, qui parle d’un groupe dans Paris plusieurs décennies après une sorte de crise – on ne sait pas si c’est une crise économique, ou religieuse. C’est un groupe qui essaie de continuer, même s’il n’y a plus rien autour d’eux, au point d’être obligés de se retirer dans une sorte de sauvagerie pour survivre, même jusqu’au cannibalisme !

Avec les performeur.e.s, on a mis en place un travail in situ, collectif, pour proposer un espace-temps autre où on donnait à voir cette frénésie de vouloir continuer d’avancer.

Après ça, le dispositif a pris d’autres dimensions, et a révélé et donné tout un lexique à la proposition. Finalement, je cherchais donc un parking, n’importe quel parking. C’est la rencontre avec Luminy qui m’a renvoyé à ces inspirations littéraires.

Outre ce contexte post apocalyptique, de crise et d’urgence, ta narration peut renvoyer à beaucoup d’autres codes, notamment du fait des dispositifs mis en place. Peux-tu nous les décrire ?

Liam : Cette performance a vraiment travaillé à replacer la radio au centre de la voiture. Grâce à cette proposition, j’ai pu me mettre en relation avec des punks anarchistes de Marseille qui faisaient des actions dans les années 90, où ils jouaient avec les fréquences radio, et même les fréquences de télévision, pour montrer des films anars par exemple. 

Je pense qu’on est issus d’une génération qui n’a pas le même rapport à la radio. Elle constituait un élément clé pour être connecté.e.s réellement à la performance. C’était aussi notre manière d’être ensemble, puisque vous saviez que c’était la même chose pour les autres. Le but était de renouveler notre rapport à la radio et aux informations, surtout grâce à la nappe sonore de Jenny Abouhav qui la jouait en live depuis la régie mobile. 

La question fondamentale de la représentation, c’était finalement la voiture, et l’interaction entre le public et la performance. Les spectateur.ice.s suivaient la performance depuis leurs voitures, et se déplaçaient de tableau en tableau selon un itinéraire prédéfini.

Chaque voiture constituait une capsule, un cocon, dans lequel il se passait quelque chose. On était un peu coupé.e.s des autres, et en même temps, on sentait leur influence.

Liam : Pour vous rejoindre sur le côté participatif, on peut dire que vous étiez coacteur.ice.s, parce que grâce à vos mouvements, vous créiez un espace scénique, et la performance évoluait : elle démarrait ou s’arrêtait. En revanche, vous étiez coacteur.ice.s tout en ayant l’impossibilité de rejoindre l’action. Et de fait il y avait ce côté voyeur, en tension, capable de bouger mais uniquement grâce aux indices extérieurs et avec la contrainte de ne pas être pleinement physiquement dans l’action qui se déroulait devant vous. La voiture est centrale dans ce dispositif, parce qu’elle remet en question vos capacité propres et votre mobilité. En étant dans l’habitacle, le pare-brise était un cadre pour vous, un écran qui délimitait l’action.

Le passage du jour à la nuit a été majeur aussi. La performance nous a fait évoluer dans le temps. La seule source de lumière pour éclairer les performeur.e.s était nos phares, et rendait l’expérience d’autant plus immersive.

Captation de Parking

Et même si c’est nous qui mettions la lumière sur les performeur.e.s, on devait suivre le chemin qu’on nous avait demandé de prendre. On n’y a pas du tout pensé parce que c’est le contrat entre le chorégraphe, les performeur.e.s et le public, mais on aurait très bien pu, sous le coup de l’énervement ou si ça nous avait pas du tout plu, éteindre les phares ou faire demi-tour.

Liam : Ou klaxonner !

Oui, c’est la tension de faire ou ne pas faire. Il y a tout un jeu de lumière qui se fait, et puis grâce à ce clair-obscur il y avait une accentuation des échelles et des dimensions de cet espace qui sont, de base, assez exagérées. C’était voulu d’avoir autant d’endroits différents, mais aussi de commencer à cette heure-là, pour avoir une vision large qui se réduise de plus en plus.

La philosophe Hannah Arendt dit qu’on ne sait pas encore comment agir politiquement, et André Lepecki dit qu’on ne sait pas, ou pas encore, comment bouger librement.

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