UTOPIES, DYSTOPIES : L’EXEMPLE DU CAMPUS DE LUMINY

Un texte de Kelly Soulié, historien·ne de l’art


Il apparaît intéressant d’observer l’application concrète de ces notions liées d’utopie et de dystopie quand elles sont directement rattachées à l’idée de l’Université. « Le campus, utopie en miniature, est un véritable lieu de vie1 » et c’est, en effet, un endroit cristallisant de nombreuses problématiques sociales, comme l’accès à l’éducation, l’ouverture sur le monde et aux étrangers, l’évolution du système éducatif ou encore la place du logement. En ce sens, l’architecture vient refléter les différentes décisions et choix politiques liés à ces questions. Ces enjeux, complexes, s’incarnent au sein d’un territoire spécifique à Marseille : le campus universitaire de Luminy.

Luminy : petit point historique

Avant de devenir la propriété des moines de l’abbaye Saint Victor au XIe siècle, Luminy est un site exploité pour ses sols fertiles par des paysans qui dépendent de la paroisse de Mazargues. Le lieu-dit de « Luminie » apparaît en 1005 lors de l’union du vicomte Foulques et d’Odile de Vence. En 1242, les bâtiments existants sont agrandis et destinés à recevoir l’ordre monastique féminin du plan Saint-Michel. Puis Luminy devient un domaine familial : il apparaît dès 1754 sur une carte gouvernementale de la Provence. Au XVIe siècle, la propriété appartient à la famille d’Ollières, et en 1819 le terrain est racheté par Augustin Fabre, l’un des plus riches armateurs de Marseille au XXe siècle. L’agriculture et la viticulture restent les activités principales du domaine, et les installations sont modernisées. Paul Fabre en devient l’unique propriétaire à partir de 1923, et transforme Luminy en un espace de sociabilité mondain. Il réalise de nombreux travaux comme la rénovation du parc ou l’ouverture d’une route donnant accès aux calanques. Ce n’est qu’en 1945 que Luminy entre dans le domaine public et devient la propriété de l’Etat. La bastide sert à ce moment là de lieu d’accueil pour les colonies de vacances.

La décision de construire un site universitaire à Luminy se fait dès 1961 par Gaston Deferre, dans cette « zone de plein air » boisée de près de 1000 hectares. Le campus commence à accueillir des étudiants en 1966.

De l’université américaine à l’université marseillaise ?

René Egger est l’architecte en charge de la conception et de la réalisation des différents bâtiments du complexe universitaire de Luminy. Conseiller technique du ministère de l’Education nationale pendant vingt-six ans, nommé architecte des Bâtiments civils et Palais nationaux en 1955, René Egger bénéficie d’une autorité certaine pour mener à bien son projet. Ce dernier est d’abord pensé pour établir un campus exclusivement scientifique, et le projet évolue en accueillant l’école des Beaux-Arts et l’école d’Architecture dès 1967, ainsi que l’école supérieure de commerce et la faculté des sciences du sport. Trois types de locaux doivent être construits sur le campus de Luminy : les bâtiments destinés à accueillir les salles de travail et les amphithéâtres, les bureaux de l’administration, les bureaux dédiés à la recherche. L’université est pensée comme une entité administrative en tant que telle, rejoignant sa définition historique qui en fait une « institution d’enseignement supérieur et de recherche constitué par divers établissements (collèges, facultés, etc.) et formant un ensemble administratif »2.

Le campus de Luminy en 1968 (Le Figaro, fin février 1968)

La construction des campus en France, après-guerre, se calque sur le modèle des universités américaines. Celles-ci deviennent des exemples à suivre, incarnant de véritables utopies en miniature. Ces universités trouvent d’abord leur place à l’extérieur des villes, et le campus de Luminy, se situant à l’extrême sud-est de la ville, au sein du massif des Calanques, illustre de manière franche cette distanciation vis-à-vis du centre urbain. Pour le confort des étudiant·e·s, on construit de larges bâtiments en béton et des espaces piétons pour facilement circuler entre ces structures. Une place considérable est également accordée aux espaces verts et boisés, participant au bien être des étudiants à l’image du campus de Montmuzard (faisant désormais partie de l’Université de Bourgogne), à Dijon, comme peut en témoigner son ancien recteur Marcel Bouchard :

  « Je rêvai d’une belle Université pareille aux Universités d’Amérique, étalée sur de larges champs verts, d’édifices étincelants dans leur robe de pierre neuve, d’une cité des études qui serait un asile de recueillement »3

Les étudiant·e·s auraient ainsi la chance d’évoluer dans des conditions idéales d’apprentissage. La place accordée à ce confort participerait à envisager l’université comme un lieu de rencontres, d’échanges d’idées, propice aux différents débats : en bref, un espace qui génère du lien social entre étudiants. L’Université rêvée est celle-ci : elle porte en elle l’énergie du collectif lui permettant de représenter un véritable lieu de vie. Plusieurs plans politiques en faveur des universités (Université 2000, Université du troisième millénaire, Plan Campus) ayant pour but d’améliorer le mobilier universitaire et les structures vieillissantes ont permis d’équiper le campus de Luminy. On peut désormais travailler dans une bibliothèque flambante neuve, prendre un café dans le tout récent patio ou encore … lézarder sur des transats.


Le patio central de l’Exagone, achevé en octobre 2018, et les transats extérieurs


Ainsi, l’espace public est, à Luminy, voué à favoriser les échanges et la relaxation : il est conçu comme une bulle, loin de ce qui se fait en centre-ville, où l’exclusion s’incarne dans les différents dispositifs anti-SDF…

Réalités dystopiques

Cette recherche de bien-être, mise en place au travers des différentes et successives modernisations des équipements, devient superficielle. Elle prend en effet le pas sur les questions impliquant directement les conditions de vie et d’étude de l’étudiant·e, celui·elle-ci se retrouvant dans des situations où ses propres intérêts ne sont pas pris en compte.

En découlent plusieurs problématiques dont la première est directement liée à la situation géographique du campus de Luminy, qui impose une distance marquée par rapport à la ville. L’étudiant·e doit faire un choix : rester vivre dans le centre urbain ou habiter sur le campus. Et il est vrai que cette dernière idée devient attirante quand on s’aperçoit de la difficulté de l’accès aux transports et des temps de trajets, et ce malgré la mise en place de bus « à hauts niveaux de services »4. Cet éloignement géographique a pour conséquence un coût social important. Une étudiante de l’ENSBA de Luminy en témoignait déjà en 1979 : «  (…) on est complètement coupés de la vie de Marseille, de la vie pratique et de ce qu’on pourrait faire avec les gens »5. Le temps passé dans les transports s’ajoute au temps de travail salarial (rappelons que près d’un étudiant sur deux est salarié) dont l’impact est immédiat dans la pratique des études.

Pour les étudiant·e·s ayant fait le choix de vivre sur le campus, la problématique sociale ne disparaît pas pour autant. Elle apparaît selon d’autres modalités, et des lieux comme la cafétéria ou le restaurant universitaire, censés être des espaces de sociabilité, sont désertés le soir venu et le week-end. Les horaires d’ouverture et de fermeture de ces structures sont en effet déterminées par le rythme d’études : en dehors de ces heures de travail, ces lieux sont ainsi laissés vacants. Le campus s’incarne alors dans une temporalité dictée par le travail et la productivité.

Il est difficile d’imaginer, dans ce contexte, la mise en place de dynamiques collectives porteuses d’idéologies. La réflexion et la mobilisation étudiante se trouvent empêchées par tout un ensemble de systèmes de contrôles, dont la présence est sensible en de multiples aspects. Le regroupement des étudiant·e·s dans un même espace permet effectivement d’avoir un regard sur ceux·elles-ci où travail, détente et socialisation se confondent. La limite devient floue entre le moment du travail et celui du loisir : l’étudiant·e est poussé·e à passer son temps libre avec des individus qui deviendront probablement ensuite ses collègues de travail. Le temps libre est donc un autre temps de la capitalisation, celui du réseautage. La concurrence entre les étudiant·e·s est ainsi une conséquence logique de la valorisation des individualités, non pas pour ce qu’elles portent en elles, mais pour la valeur économique qu’elles peuvent offrir dans ce système éducatif.

Ces différentes problématiques répondent à un système de sélection universitaire toujours plus compétitif, où chacun·e des étudiant·e·s est amené à produire des résultats chiffrés, à l’image des objectifs des entreprises. Le classement de Shangaï vient illustrer cette volonté de croissance qui se légitime, pour l’université d’Aix-Marseille, dans son affirmation « comme une grande Université Internationale, ancrée dans son identité territoriale »6. L’attractivité et le rayonnement des universités, censées être publiques, devient ainsi un enjeu majeur dans un système où les différentes variables sont de plus en plus soumises à la rentabilité.


Evolution du placement d’Aix Marseille Université dans le classement de Shangaï depuis 2003 @shanghairanking.com


L’école de Commerce Kedge Business School, dont la propriétaire est la chambre de commerce et d’industrie Marseille Provence, affiche explicitement ces enjeux de capitalisation de l’éducation. Implantée depuis 1968 à Luminy, sur une parcelle de 47 437 m², elle a récemment mis en place un plan de modernisation des équipements et des locaux qui intègre l’extension du campus sur plus de 6600 m². L’objectif de ce plan est « d’apporter une nouvelle qualité de service en adéquation avec les attentes de son écosystème et avec son positionnement ancré autour de l’entrepreneuriat, de la RSE et d’une pédagogie innovante et digitale »7. L’innovation est en effet au cœur de cet objectif. Le terme Innovation, d’un point de vue sémantique, se rattache directement au domaine économique : il constitue, selon le Manuel d’Oslo, en une « mise en œuvre d’un produit (bien ou service) ou d’un procédé nouveau ou sensiblement amélioré, d’une nouvelle méthode de commercialisation ou d’une nouvelle méthode organisationnelle dans les pratiques de l’entreprise, l’organisation du lieu de travail ou les relations extérieures ».8 Dans ce programme de modernisation des équipements, Kedge a ainsi pour volonté d’offrir à ses étudiant·e·s les meilleures conditions d’études, avec des « espaces à haut niveau technologique » où l’on peut notamment trouver des “executive center”, un hub et une business nursery. Chacun de ces lieux participent à faire de l’école un moteur de l’entrepreneuriat, où les valeurs pédagogiques sont alors renégociées en valeurs économiques.

@Madeinmarseille.net

Pinède rasée pour l’extension de Kedge


L’architecture prévue pour cette extension du campus illustre également cette capitalisation fortement liée à l’élévation sociale : les bâtiments sont construits en strates successives, étagées, et les volumes gravissent la colline. Bien que le projet soit légitimé par un souhait de réduction des consommations énergétiques9, la création de nouveaux locaux sur une partie du Parc National des Calanques met en danger la faune et la flore présente sur le territoire.

@Kedgebusinessschool

Projet de perspective de la façade de l’extension du campus

L’exemple du campus de Luminy questionne sur la place et les différents rôles de l’Université dans notre société. En s’adaptant aux systèmes économiques actuels, elle redéfinit ses missions en accordant à la fois le domaine du savoir mais aussi celui du capital. Outil du pouvoir en place, elle ne se cache pas de son objectif de générer de la valeur économique pour s’intégrer dans un système de plus en plus compétitif. L’idéologie libérale se déploie ainsi dans le monde académique, s’éloignant des utopies universitaires portées par les dynamiques collectives. La réussite ne s’exprime plus sur le long terme, à travers notamment la recherche universitaire, mais dans des résultats immédiats et chiffrables, encadrés par les start-up de plus en plus nombreuses sur le campus. L’introduction du privé dans le système universitaire public ouvre l’université au marché, dont une des conséquences est la création d’une véritable « économie de la connaissance »10.

L’enjeu de l’articulation entre la ville et le campus, défaillante à Luminy, est rendue visible dans la récente décision des politiques publiques de développer un quartier universitaire, l’Institut Méditerranéen de la ville et des territoires (IMVT), autour de la Porte d’Aix. L’IMVT regroupe les trois écoles ENSA-M, ENSP et IUAR avec pour aspiration de multiplier les connexions et la porosité entre les filières. Cette volonté répond en fait aux objectifs socio-économiques poursuivis par les collectivités territoriales et Euroméditerranée, dont la motivation est d’être « à la hauteur des enjeux de la métropole Marseillaise »11 pour constituer « une métropole des savoirs ». Le statut social de l’étudiant·e sera ainsi renégocié ; au cœur de la ville, iel n’est plus seulement un·e étudiant·e mais un·e consommateur·ice, participant aux différentes formes de gentrification12.


Pour aller plus loin :

1POIRRIER Philippe, « Le campus, au cœur du système culturel américain » in Paysage des campus : urbanisme, architecture et patrimoine, Editions universitaires de Dijon, Dijon, 2009, p. 21.
2https://www.cnrtl.fr/definition/université
3Marcel Bouchard, Souvenir du 12 octobre 1957, Dijon, Université de Dijon, 1958.
4MAX Adrien, « Marseille : Horaires non respectés, bus bondés, bouchons, la galère des étudiants pour se rendre à Luminy », 20 minutes, 25 oct. 2019. Accès en ligne : https://www.20minutes.fr/societe/2635923-20191025-marseille-horaires-non-respectes-bus-bondes-bouchons-galere-etudiants-rendre-luminy
5Archive vidéo INA, «  Archi, fanfare et beaux-arts », France régions 3 Marseille, 21 sept. 1979, 13’47 min. Accès en ligne :https://www.ina.fr/video/RAC00003467
6Discours de présentation des Vœux 2020 d’Éric Berton, Président d’Aix-Marseille Université. Accès en ligne : https://www.univ-amu.fr/fr/system/files?file=2020-01/DIRCOM-Voeux%202020-Eric%20Berton.pdf
7Source : https://projetkedgeluminy.com/le-projet
8Manuel d’Oslo, Principes directeurs pour le recueil et l’interprétation des données sur l’innovation, Troisième édition, OCDE, 2005, p. 54. Accès en ligne : https://read.oecd-ilibrary.org/science-and-technology/manuel-d-oslo_9789264013124-fr#page56
9« C’est un fait : la vétusté et le manque d’isolation des locaux actuels, construits en 1970, génèrent une forte consommation énergétique, y compris pour des besoins de climatisation. Avec le projet d’extension et de rénovation du campus de Kedge Business School, 20 % de cette consommation globale serait réduite, notamment en optimisant l’isolation des bâtiments. » Source : https://projetkedgeluminy.com/le-projet
10Julien Duval, « Retour sur l’évolution universitaire en France » in Questions de communication [En ligne], n° 23, 2013, mis en ligne le 31 août 2015. Accès en ligne : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/8423
11Dossier d’expertise et d’évaluation socio-économique pour l’institut méditerranéen de la ville et des territoires IMVT, septembre 2016, Région Provence Alpes Côte d’Azur Marseille, p. 11. Accès en ligne : https://daji.univ-amu.fr/sites/daji.univ-amu.fr/files/ca_deliberations/delib_04_imvt_c.pdf
12« Ces implantations universitaires participeront à faire évoluer l’image de ce quartier et seront motrices dans la dynamique de renouvellement urbain engagée. » Ibid., p. 9

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