Un texte de Maxime Lehmann, historien troubadour
Les expériences des socialistes utopiques à la source de nos universités contemporaines
Le XIXe siècle est souvent présenté comme le siècle des idées avec la formalisation des grandes idéologies libérale et socialiste. La première génération de socialistes, dits utopiques, portait une attention particulière à l’éducation des masses prolétaires dans des espaces de vie communautaire. Leur idéal était de bâtir des communautés à taille humaine et harmonieuses. La géométrie de ces espaces se déployait dans un imaginaire où l’aménagement urbain conditionne les relations humaines pour atteindre l’idéal sociétal. Le système politique et le fonctionnement harmonieux de la communauté sont ainsi rendus possibles par le projet architectural dans son ensemble.1 Largement nourris par les phalanstères fouriéristes, on retrouvera cette même dynamique dans les campus universitaires du XXe siècle. Communautés extra-muros, organisation politique et sociale, planification économique, règles morales et éthiques, universalité, de nombreux liens de filiation existent entre les expériences utopistes de Fourier, Cabet, Saint-Simon, Owen ou d’Enfantin avec la construction des campus universitaires2. Ces pionniers ont ainsi renoué avec l’idéal platonicien de lieux d’études supérieurs construits en vases clos, à l’extérieur des villes. Éloignés des turpitudes des centres urbains, bénéficiant de calme et de verdure, ces espaces aménagés sont pensés pour être propices à l’apprentissage, la réflexion et l’enseignement.

@Lisa Birgand – Luminy
Cette période marqua profondément l’imaginaire occidental de ce que devait être une université. La pensée libertaire du XXe siècle prit le relais dans le portage de cet idéal universitaire. Ce renvoi de la vie universitaire en dehors des villes ne doit rien au hasard. Le milieu universitaire est pensé comme une communauté idéalisée où les murs, les courbes, les espaces conditionnent les comportements, les relations et le travail. Véritable lieu pour construire un homme nouveau, l’enseignant-universitaire devient un guide pour son disciple-étudiant. Le campus forme alors une élite universitaire protégée des affres de la cité devenue ville. Formatage des esprits, des comportements individuels et des relations sociales par l’aménagement urbain ; volonté de créer un homme nouveau et de faire entrer toutes les dimensions de la vie dans un projet social ; on identifie parfaitement les dynamiques du XIXe qui avaient conduit ces expériences communautaires à basculer de l’utopie à des formes de dystopies totalisantes. Cet utopisme libertaire règnera jusque dans les années 1980 en culminant en 1968. Un rapport préparatoire à la construction du domaine universitaire de Sart-Tilman en Belgique en est évocateur :
« Maison du savoir acquis et dispensé, une Université doit être faite surtout pour la jeunesse, pour sa santé et pour sa joie autant que pour son travail. Sous la conduite des guides amis que ses maîtres sont pour elle, cette jeunesse a le droit d’y acquérir de claires et solides connaissances en même temps que l’art d’apprendre. Elle a aussi le droit, en s’y enrichissant d’expérience et de sagesse, de conserver ses enthousiasmes et ses curiosités. Loin des bruits de la ville, on a résolu de lui aménager au Sart Tilman les conditions adéquates à une vie collective harmonieuse et dense, à une vie où il y ait le moins possible de temps perdu, mais le plus possible de labeur efficace, de bon délassement et de repos réel. […] C’est là aussi que se retrouveront avec, une élite universitaire consciente des responsabilités qui lui incombent à l’égard de la vitalité intellectuelle, sociale et économique de la ville, de la région, du pays et de l’Europe en train de se faire, tous ceux que leur profession, leurs devoirs ou leurs goûts désignent comme les animateurs de la vie culturelle liégeoise. »3

@Lisa Birgand – Luminy
La désillusion de la fin des Trente Glorieuses, la mondialisation néolibérale et la construction d’un capitalisme universitaire ont mis fin à cette utopie libertaire. L’urbanisme de cette période, qui acheva les campus et autres domaines universitaires, n’avait ainsi plus la même conception en faisant du fonctionnalisme de l’espace le principe essentiel aux aménagements. Les espaces universitaires ne sont plus considérés comme des lieux à préserver du tumulte des villes mais comme des ensembles péri-urbains à intégrer aux dynamiques de métropolisation. Entre béton, parkings généralement vides, logements étudiants et bâtiments souvent inadaptés à la massification des systèmes d’enseignement supérieur, le rêve de domaines universitaires réunissant “les conditions adéquates à une vie collective harmonieuse et dense” s’est alors éloigné.
Émergence d’une économie de la connaissance mondialisée
Les années 1970 et 1980 ont été marquées par la fin des dépenses illimitées des États, et cela valait également pour le système éducatif. Au même moment, on massifiait l’éducation et l’enseignement supérieur, ce qui nécessitait des investissements conséquents pour garder à niveau les infrastructures et les adapter aux nouveaux besoins des populations. Ces investissements, d’ordinaire publics, se sont privatisés. En effet, dans la mondialisation néolibérale naissante, les universités devaient se mettre au pas en rejoignant de vastes pôles de compétitivité incluant les universités rassemblées en domaines ou campus. L’accélération de la construction européenne entraîna alors un bouleversement des systèmes d’enseignement supérieur des pays membres, pour devenir compétitifs sur le marché mondial de l’économie de la connaissance.

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Cette tendance à la marchandisation du savoir4 est commune à un grand nombre de pays dans le monde. En effet, le savoir devant contribuer à la sphère marchande de l’économie, il est désormais jugé à l’aune de son utilité. Les universités les plus innovantes mais surtout celles qui s’adaptent le mieux aux besoins économiques sont alors récompensées par la captation d’investissements publics-privés. La recherche est devenue la première victime de ces dynamiques. Si les chercheur·e·s souhaitent voir leurs activités financées, iels devront : participer à toutes sortes de colloques proches des acteurs économiques, répondre à des appels à projets, devenir des collaborateur·ice·s privilégié·e·s des entreprises. Finalement, le métier de chercheur·e devient celui d’un·e chargé·e d’études prospectives. Il en est de même pour les étudiant·e·s invité·e·s à rationaliser leurs parcours et donc à suivre des cursus en lien avec l’entreprise. On n’étudie plus pour acquérir de la connaissance mais pour obtenir un emploi. Une notion de retour sur investissement devient centrale à mesure que les étudiant·e·s sont forcé·e·s à payer des sommes astronomiques pour leurs études. On ne s’étonnera pas que la filière bénéficiant le plus du programme Erasmus soit celle du « business, administration et droit »5.

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En harmonisant les systèmes d’enseignement supérieur des pays membres de l’Union Européenne, le processus de Bologne a surtout formalisé le marché universitaire européen. Par l’adoption continentale de la reconnaissance des diplômes Licence – Master – Doctorat, l’enseignement supérieur du Vieux Continent plongeait dans la concurrence internationale des universités. Depuis les années 1980, de nombreux classements internationaux des établissements de l’enseignement supérieur commencèrent à être publiés. Cela participera à hiérarchiser les universités entre celles de rang mondial, destinées aux élites mondialisées et les autres qui devront tout faire pour monter dans le classement, souvent par la mise en œuvre des politiques néolibérales. À cette fin, la “modernisation” des universités verra une gestion managériale s’immiscer dans la gouvernance du supérieur.
Un aménagement universitaire standardisé
Rivaliser sur le terrain universitaire avec les autres espaces continentaux par le biais de “clusters”, voilà le projet néolibéral pour l’université. Rassemblant industries, entreprises de services, recherche et enseignement, cette marchandisation a un impact évident sur l’aménagement des territoires de l’enseignement supérieur. Certains espaces sont mis au goût du jour (infrastructures modernes, écrans plats pour habiller les établissements, espaces de co-working, incubateurs de start-ups ou fablab). L’étudiant·e est ainsi préparé à devenir un·e entrepreneur·e. Tout est pensé pour faire de ces lieux de véritables utopies néolibérales : des sas de liaison entre le capitalisme universitaire et le marché mondial.

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Le concept de non-lieu prend alors tout son sens lorsqu’il est appliqué aux universités du XXIe siècle. « Espaces fonctionnels nés de la mondialisation »6, les universités sont standardisées et déshumanisées par un aménagement moderne en rupture avec les lieux « anthropologiques ». Aux gares, aéroports ou centres commerciaux, s’ajoutent ainsi les établissements du capitalisme universitaire. Dans cette uniformisation du monde, le design de ces non-lieux est dominé par les normes esthétiques des plateformes du numérique7. Formatant toujours plus les espaces pour les adapter à l’économie, on risquerait bien d’accentuer cette fameuse crise de la culture et de l’éducation8. Il est décrit depuis quelques décennies comment cette rupture de la transmission des savoirs s’est creusée au profit du développement d’un capital humain standardisé et préparé à son exploitation par « les eaux glacées du calcul égoïste »9. Ou plutôt par la Main Invisible amenée à l’université… Pourtant, loin d’être un état de fait, cette dynamique repose sur des choix politiques de plus en plus soumis aux diktats économiques et loin des attentes de la démocratisation d’un enseignement supérieur de qualité pour tous.
Pour aller plus loin :
1« Histoire des idées politique – La pensée politique occidentale de l’Antiquité à nos jours », Olivier Nay, Armand Colin, 2016
2« De l’utopie au non-lieu. Genèse d’un campus : le « domaine universitaire de Sart Tilman», Fabienne De Met, Pascal Durand, Yves Winkin, Laboratoire d’anthropologie de la communication de l’Université de Liège, 1996
3« Cahiers du Sart Tilman n° », ULg, Liège, 1967
4« La dérégulation universitaire. La construction étatisée des « marchés » des études supérieures dans le monde » Christophe Charle et Charles Soulié (dir), Syllespse/M Éditeur, 2015
5« La mobilité étudiante Erasmus + – chiffres 2015/2016 » (://publication.enseignementsup-recherche.gouv.fr/eesr/FR/T826/la_mobilite_etudiante_erasmus_dans_l_enseignement_superieur/ )
6« Non-lieux et hyper-lieux », JBB, Géoconfluences, 2017
7« Welcome to AirSpace », Kyle Chayka, The Verge, sans date
8« La crise de la culture », Hannah Arendt, 1972
9« Le manifeste du parti communiste », Karl Marx et Friedrich Engels, 1848