Un texte de Camille Mattei, Lisa Birgand et Matteo Stefani
Myosotis
“Ayant perdu toute mémoire
Un myosotis s’ennuyait.
Voulait-il conter une histoire ?
Dès le début, il l’oubliait.
Pas de passé, pas d’avenir,
Myosotis sans souvenir.”
Robert DESNOS, Chantefables et Chantefleurs (Grund, 1955) (1900-1945)
Un monument aux morts. Voilà ce sur quoi nos regards ne butent plus depuis des années que nous les contournons, observant parfois le travail d’un sculpteur inspiré par cette commande publique. La liste de noms gravée suite à la première guerre mondiale s’est allongée au lendemain de la seconde, puis des autres. Ces monuments, ces noms, ces soldats anonymes et statues de plomb font partie de notre paysage commun. Nous traversons parcs et ronds points où trônent ce que nous avons choisi d’inscrire de notre passé dans notre présent.
La « mémorialisation est entendue comme la mise en récit publique de ce passé appréhendé sous une forme autonome et convoqué de façon continue dans le présent et pour l’avenir.» La « “mémoire” , qu’elle soit entendue comme souvenir de l’expérience vécue et/ou transmise ou comme instrumentalisation de cette expérience en fonction des usages politiques du passé » est un sujet sensible, omniprésente dans nos villes et nos rituels collectifs, l’injonction est à se souvenir. Mais que peut signifier se souvenir ensemble? La mémoire peut-elle être objective?
Un instrument au service de la nation
La mémoire est un élément constitutif d’une identité, émanation des préoccupations et sensibilités d’une collectivité. De ce fait, l’Etat et les pouvoirs publics comme représentants d’une communauté, sont eux-mêmes producteurs de mémoire et empreints de la volonté de la transmettre entre les générations.
La question de l’enseignement de l’histoire est cruciale dans le processus de transmission intergénérationnel. L’Histoire comme science sociale méthodologiquement codifiée, peut impliquer des orientations politiques. Car les choix et la manière d’enseigner l’histoire entrent dans une politique nationale qui la dépasse et peut avoir des impacts directs. Il suffit pour cela de voir l’histoire enseignée sous la IIIème République lorsque les enfants étaient formés à être citoyens et soldats, à travers des manuels patriotiques, mais aussi une pratique du sport et exercices de préparation militaires.
Cependant, la mémoire diffère de l’histoire. En effet, elle est bien vivante, présente et en perpétuelle recomposition. La mémoire est donc manipulable et possède “une dimension sacrée dans le sens où elle constitue un pont entre le présent et le passé”. A l’inverse, l’histoire “est la reconstruction, toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus”. L’histoire est une science se basant sur des faits vérifiables. Elle enferme dans un récit passé le phénomène qu’elle souhaite raconter tandis que la mémoire le fait vivre au présent.
Pour Nora, « la mémoire est un mensonge, c’est un récit qui se construit de manière absolument trompeuse, appartient à l’ordre du mythe. »
Elle est malléable, et nécessite un choix. Celui d’inscrire le nom d’Adolphe Thiers dans la plupart des rues de France plutôt que celui de Louise Michel émane d’une volonté politique. Construire une mémoire nationale passe par ériger des lieux de mémoire à l’instar des monuments aux morts, puisque ces derniers, qu’ils soient symboliques, réels ou personnifiés, sont les lieux de fabrication de la mémoire collective.
Bâtir ces lieux de mémoire semble nécessaire pour assurer la cohérence d’une identité nationale. L’Etat encourage alors la création de mythes nationaux, souvent guerriers, et crée une religion civile autour d’instants de commémoration, tels que la fête nationale.
Mais cette mémoire collective, déterminante pour renforcer la communauté imaginée et imaginaire qu’est la nation, peut s’avérer violente. Comment se reconnaître dans un monument aux morts de la première guerre mondiale qui omet l’existence de tous les soldats des colonies, par exemple ? Comment accepter une mémoire au service des catégories dominantes de la population? Se souvenir c’est accepter d’oublier, certains pans du passé, et certain.e.s acteur.rice.s de ce dernier.
Les lieux de mémoire posent question car ils sont l’expression d’une volonté politique contemporaine vis-à-vis d’un récit du passé. Si l’on considère la mémoire comme la “présence du passé”, elle est donc sujette aux rapports de domination et d’hégémonie culturelle qui font la société.

La mémoire au coeur de l’identité
On peut considérer la mémoire comme une recréation du passé par le présent. C’est une narration malléable basée sur une vision du passé, mais qui ne fait sens que dans le temps présent. Mais quelle fonction sociale joue-t-elle?
“Un individu ne peut développer une identité personnelle et la maintenir au fil des jours et des années que grâce à sa mémoire, et il en va de même pour un groupe. La différence, c’est que la mémoire collective n’a pas de base neuronale. Sa base est culturelle : un ensemble de savoirs identitaires qui s’objectivent en formes symboliques […]”. Selon Jan Assman, la mémoire est donc l’instrument par lequel nous créons, développons et maintenons notre identité. Et c’est également grâce à la mémoire que les différents groupes que nous composons peuvent faire société.
Nous appartenons à des groupes, un club de foot, un quartier, une famille, qui partagent chacun des codes, des symboles et une cohérence interne à travers une mémoire collective. Ainsi, toute mémoire individuelle n’existe qu’à l’intérieur du cadre d’une ou plusieurs mémoires collectives et contribue dans le même temps à construire la mémoire collective, seule raison de son existence. La mémoire individuelle est donc intimement liée à la mémoire collective du groupe famille, par exemple, mais également à celle du club de foot, elle contribue à nourrir leur récit identitaire autant qu’ils nourrissent le sien. Enfin, la mémoire détient une fonction sociale : la mémoire collective partagée par un groupe permet de construire le groupe et son identité. La mémoire est donc sacrée puisqu’elle détient l’identité d’un groupe, ainsi “remettre en question une mémoire collective revient à questionner une identité.”
Il est évident qu’un conflit peut émerger dans une société où plusieurs acteurs revendiquent une mémoire qui leur est propre pour s’affirmer en tant que tels ou être reconnus. Il est alors indéniablement fondamental pour les institutions économiques et politiques, quelle que soit leur échelle, de contribuer à construire une mémoire collective, un mythe fondateur surplombant les infinités de groupes qui nous constituent. Se rattacher à une narration commune permet de faire cohabiter pléthores de mémoires et d’identités en quête de reconnaissance.
La nécessité de l’oubli
La transmission de la mémoire, si elle est essentielle pour perpétuer une identité commune, peut néanmoins être sujette à questionnements. Toutes les mémoires doivent-elles être transmises sans porter attention aux réactions qu’elles suscitent ? Si la mémoire, son façonnage et la manière dont elle peut être présentée à une collectivité d’individus est politique, alors le choix de son intensité dans la société l’est aussi. Or, l’omniprésence d’une mémoire peut la desservir et faire souffrir les personnes ayant subis les violences qui y sont liées. L’oubli peut être salvateur, car il peut permettre de renoncer à un désir de vengeance et de limiter la violence sociale. Selon Homère, il permet de soulager l’homme mortel d’une haine immortelle. C’est la prescription présente dans le Code Pénal qui prend alors ce rôle au niveau du droit, limitant de ce fait l’emprise sans fin de l’Etat sur les individus.
Deux questions se posent alors : Tous les crimes sont-ils prescriptibles ? Qu’en est-il au niveau du ressenti individuel ?
La catégorie de « crime contre l’humanité », les génocides, sont sous un régime bien différent de la prescription et de l’oubli car les personnes ayant perpétré ces crimes l’ont fait sur un critère simple : éradiquer un groupe car il appartient à l’humanité. Ils ne peuvent donc être oubliés, et s’inscrivent de façon très intense dans la mémoire collective et dans les identités. Il est alors important que chaque individu composant la collectivité ne puisse pas nier l’existence de ce crime, et, de ce fait, qu’il soit reconnu publiquement. Or, le processus de reconnaissance est politique et la définition même de « crime contre l’humanité » l’est tout autant, il peut donc varier en fonction du temps et de l’espace.
Mais la manière dont la population intègre ce passé traumatique fluctue aussi en fonction de chacun. Il y a autant de réactions à un traumatisme qu’il y a d’individus touchés par celui-ci. Comment classifier la légitimité de ces réactions ? Celui qui veut oublier son passé traumatique, est-il aussi légitime à le faire que celui qualifié « d’inconsolable », c’est-à-dire dans une violence constante, que la reconnaissance officielle du crime dont il a été la victime n’atténue pas ?

Crédits: Ines Bouhouche
La mémoire ne représente pas toujours une volonté étatique de créer un récit national. Cette dernière peut être violente et subie. C’est ce qu’ Annette Wieworka a pu qualifier de mémoire traumatique. Cette mémoire peut apparaître en contradiction avec la mémoire collective qui nous permet de faire communauté. En effet, une expérience traumatique individuelle, subie peut entrer en conflit avec le mythe collectif qui ancre l’identité. Il suffit d’observer les traumatismes psychiques observés chez les poilus au retour de l’enfer, remettant en question le mythe de l’Union sacrée qui avait entraîné tant de jeunes adultes à se lancer avec enthousiasme dans l’horreur des tranchées.
Dès lors que l’expérience individuelle se trouve en décalage ou en opposition avec le récit collectif, ce dernier s’étiole et perd ses qualités de marqueur identitaire, engendrant des conflits, mais également la possibilité de questionner le caractère hégémonique d’un discours. La mémoire ne représente pas toujours une volonté étatique de créer un récit national. Cette dernière peut être violente et subie. C’est ce qu’ Annette Wieworka a pu qualifier de mémoire traumatique. Cette mémoire peut apparaître en contradiction avec la mémoire collective qui nous permet de faire communauté. En effet, une expérience traumatique individuelle, subie peut entrer en conflit avec le mythe collectif qui ancre l’identité. Il suffit d’observer les traumatismes psychiques observés chez les poilus au retour de l’enfer, remettant en question le mythe de l’Union sacrée qui avait entraîné tant de jeunes adultes à se lancer avec enthousiasme dans l’horreur des tranchées. Dès lors que l’expérience individuelle se trouve en décalage ou en opposition avec le récit collectif, ce dernier s’étiole et perd ses qualités de marqueur identitaire, engendrant des conflits, mais également la possibilité de questionner le caractère hégémonique d’un discours.
Pour aller plus loin :
Denis Peschanski, « Introduction », dans D. Peschanski (dir.), Mémoire et mémorialisation, Hermann, 2013, p. 7.
Marie-Claire Lavabre, « Paradigmes de la mémoire », Transcontinentales [En ligne], 5 | 2007, document 9, mis en ligne le 15 avril 2011
Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, 1984, rééd. Gallimard, coll. « Quarto », 2001
Annette Becker et Stéphane Michonneau, “Les enjeux de l’histoire de la mémoire : retour sur trente ans d’historiographie et nouvelles perspectives” dans Mémoires en mutation dir. Moïse Déro, Presses Universitaires du Septentrion, 2019
– Jan Assmann, La Mémoire culturelle, Écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques, 2002, tr. fr. Diane Meur, Aubier, 2010, p. 81
– Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, (1997) [1950]
– Anne Chemin, “« Une société sans oubli est une société tyrannique » : pourquoi le principe juridique de la prescription est remis en cause”, Le Monde, 10/01/2020