DEUX HIPPOCAMPES POUR UN VORTEX

Une aventure dans le vortex cérébral raconté par Teddy Coste, étudiant en neurobiologie et interne en infectiologie

    Je suis né à Aubagne et je suis capricorne, rien de très reluisant. De ma naissance jusqu’à mes 3 mois, j’ai vécu à Marseille. Et j’ai déménagé.

On est le 1er août 2019, et je suis de nouveau à Marseille, un peu sur un coup de tête, un peu comme ça. Entre temps, j’ai poursuivi des études de médecine à Limoges et en parallèle j’ai pris part à un master en neurosciences. Le solaire Pr Lalloué en avait profité pour nous parler un peu de mémoire. Dans son cours, on pouvait apprendre qu’il existe deux types de mémoires: la mémoire explicite consciente et à l’inverse la mémoire implicite inconsciente. Aussi l’important était de distinguer la mémoire à court terme (quelques secondes, quelques minutes, une heure) de la mémoire à long terme (jours, mois, voire années). Et dans tout ça la condition sine qua non est l’oubli. Sans oubli, le stockage de nouvelles informations n’est pas possible. Bon alors, forcément, moi, de Marseille, je ne me rappelle de rien. Enfin, pas consciemment.

Lilo Castillo

Cette soirée imprévue est toute trouvée pour mes premiers souvenirs marseillais. Avec Lila et Marie-Sarah on se dirige chez Lisa. Une fois arrivé.e.s là-bas: problème! Plus d’électricité à la coloc. Soirée bougies ce sera! La luminosité est faible mais j’arrive à distinguer les nouveaux copains qui arrivent partager des bières. Pendant que je bataille avec mon briquet pour ouvrir une 16, deux zones de mon cerveau s’activent pour mémoriser les visages des inconnu.e.s. Mes hippocampes, un de chaque côté, symétriques. Il suffit de soulever mes lobes temporaux pour tomber dessus. Pas peu fiers d’être les centres de la mémorisation, ils turbinent. Ce sont eux qui sont à l’origine de la consolidation de mes souvenirs et donc de la transition entre mémoire à court terme et mémoire à long terme. Une fois le souvenir acquis, il s’en délestent en l’envoyant dans différentes zone du cerveau prévues à cet effet. Dans le cas des visages, le stockage se fait tout proche, dans le lobe temporal externe.

Lilo Castillo

Une amie de Lisa arrive dans la lumière des bougies, Agathe. De ma rétine, l’image de son visage va aller jusqu’au cortex visuel, ensuite au thalamus (carrefour sensitif du cerveau), puis dans une aire corticale associative qui intègre les informations, elle passe enfin la porte que représente le cortex entortilla pour arriver dans mes hippocampes. Ouf. Dans un premier temps, l’hippocampe va comparer cette information avec les données qui sont stockées dans la zone visage de mon cerveau. Zéro trace de son visage, mmh, je me disais qu’on ne se connaissait pas. L’enjeu c’est de mémoriser le visage d’Agathe de façon durable. Suffisamment pour qu’il n’y ait pas de malaise si on venait à se recroiser le lendemain à la pâtisserie.  Zoom sur mon hippocampe: dedans y’a des neurones reliés par des fibres qui véhiculent des influx nerveux. Par souci de transparence, je coupe cet hippocampe en deux dans le sens de la longueur. Bon en gros, là je tombe sur un réseau de trois neurones. Ouais je sais, trois c’est pas beaucoup, mais c’est pluriel. En fait ces trois neurones sont liées entre eux à la queue leu-leu par des synapses et tout ça forme une boucle: la boucle tri-synaptique. Ou boucle entorhino-hippocampique pour les puristes. Normalement c’est pas la seule boucle, y’en a plein d’autres des comme ça. Bref. Donc sous forme d’influx nerveux, le visage d’Agathe va tourner dans cette boucle, une fois, deux fois voire plus. A chaque tour d’hippo, les synapses du réseau « visage d’Agathe » vont être consolidées, le passage du signal va être facilité et tout ça concourt à la durabilité des connexions. Une trace mnésique pérenne de ce visage est donc créée et va être envoyée dans la visage zone.

Lilo Castillo

Retour à la soirée. Agathe s’avère très cool, s’occupe d’un fanzine local avec Lisa, a pleins d’idées, kiffe l’urbanisme et Marseille. Enfin l’urbanisme à Marseille. Surtout Marseille.

Entre deux phrases sur la Friche, je jette un regard oblique sur ma voisine de canapé, elle somnole. Je sais pas si c’est le pouvoir soporifique des lignes plus haut, ou le fait qu’il est 2h du matin, mais la personne est bel et bien KO technique. Son visage arrive jusqu’à mes deux hippocampes, ils comparent avec les connexions des différents réseaux de neurones qu’ils avaient déjà établies avec la zone visage. Ah bah en fait, c’était Marie-Sarah. En s’offrant un tour d’hippocampe en rab, le réseau neuronal déjà musclé du visage de Marie-Sarah, va en être encore renforcé. En fait, ces neurones bodybuldées vont me permettre de reconnaître le visage de ma pote avec un minimum d’indices. Comme par exemple, si la lubie de dormir avec des caches yeux dans le train lui prenait, je pourrais intervenir. Arf, pas son genre ceci dit. Et si on s’approche d’un peu plus près de mes neurones sous protéines, on y voit le sourire de Marie-Sarah. Bon ok, plutôt une trace moléculaire du sourire de Marie-Sarah, personne n’est dupe. Tout se passe à la jonction entre deux neurones, au niveau des synapses. A cet endroit précis, il va y avoir une multitudes de modifications du physique des deux neurones, ainsi que de leur équipement, qui vont toutes tendre à faciliter le passage de l’influx nerveux « visage de sommeil-girl ». La zone de réception est élargie, plus concentrée en protéines réceptrices, remodelée. En ce sens, nos cerveaux sont plastiques et capables d’ancrer physiquement un réseau de neurones qui traitent d’une information précise. Avec des yeux hyper petits on pourrait voir ces modifications physiques de nos synapses, leurs biceps nervurés en quelque sorte. Le passage du signal nerveux est rendu si facile que je n’ai pas besoin d’être en présence de Marie-Sarah pour la visualiser. Justement, je me souviens que cette après midi de 1er août, on parlait ensemble de Marseille, et plus précisément d’un concept un peu trend qu’est le Vortex. Il s’agirait d’un collectif qui proposent des soirées alternatives à Marseille. On se marrait en imaginant que tout dans Marseille, ramenait forcément à ces soirées. Un peu comme si on était bloqué dans un tourbillon et que tout ramènerai systématiquement au centre: la cuite. Vortex, vortex, vortex.

Dans le cerveau, il existe une zone dans laquelle sont entassées les informations permettant la compréhension du langage: l’aire de Wernicke. Et mes deux hippos, tous deux fans de Noam Chomsky, ne chôment pas. Le but est de saisir la sémantique du mot nouveau. En piochant dans la zone du langage, ils comparent le mot « vortex » à d’autres mots qui lui ressemblent comme « vertex » mais aussi ils le comparent avec des mots d’autres champs lexicaux. L’échange est permanent entre les différentes structures du cerveau, les hippocampes en chefs d’orchestres. Et un mini phénomène de mise en abîme s’installe puisque j’étais moi-même en train d’échanger avec quelqu’un d’autre.

Rah et puis ça a l’air pas mal ces petits bails de soirées. Je dois avouer que vortex moi ça me faisait penser aux histoires d’espace-temps dans les films de Science-fiction, un peu comme dans Interstellar.

Maintenant, sans bouger de Marseille ou d’où vous êtes: pincez-vous la pulpe du doigt. Normalement elle devient pâle puis à nouveau plus foncée. En mobilisant un énormissime back up médical, je peux dire que c’est le sang qui revient vasculariser le bout du doigt. Le rouge du sang vient de l’hémoglobine, et dedans y’a du fer. D’après Discovery Channel, le fer est un élément très stable produit au sein des étoiles dans le ciel. En s’accumulant, ce fer surcharge les étoiles et elles explosent en libérant du fer. Donc on est un peu de la poussière d’étoile. Et notre cerveau, à travers nos souvenirs, c’est un peu de la poussière des visages et de mots.

Cette nuit là, je passe par des phases de sommeil paradoxal pendant lesquelles mes hippocampes se réveillent et galopent pour traiter les derniers moments de la soirée. Lila, Marie-Sarah, Lisa, Agathe tournent. Marseille dans le vortex.


Sources :

Postulat de Donal Hebb 1949 : « cells that fire together, wire together »
Eric Kandel et ses travaux sur les bases moléculaires de la mémoire à court et à long terme, prix nobel de médecine en 2000
Long-lasting potentiation of synaptic transmission in the dentate area of the anaesthetized rabbit following stimulation of the perforant path, Bliss et Lomo, 1973
Pr F. Lalloue à Limoges en 2016

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