Entretien avec l’artiste Sarah Korzec
Artiste de type eau et air, Sarah Korzec cherche de nouvelle manière de tisser des cosmogonies pour un réenchantement du monde et de son apocalypse.
La Zone : Tu nous parles de ton signe astrologique ?
Balance, signe d’air, c’est un signe cardinal. C’est plutôt sympa d’être balance, c’est un signe qui va plus chercher l’harmonie, mais qui est capable de mentir pour ça. Et puis on est sympa, on aime bien le Beau, c’est le signe de l’art, c’est très bien d’être balance. Mais je ne suis jamais objective sur les balances, je les présente toujours mieux que les autres…

“Le secret de mamie », extrait du « Mémoire de Sarah »
La Zone : Tu travailles beaucoup sur la mémoire, tu peux nous parler un peu de ta mémoire familiale?
Mon père est Polonais, il a grandi en Pologne, et mon grand-père est juif polonais, historien, il a écrit un livre qui s’appelle Juifs en Pologne et il a échappé de deux camps de travail. Après les communistes sont arrivés et ils se sont fait virer de la Pologne quand mon père avait 17 ans, parce que mon grand-père et ma grand-mère étaient des intellectuels. Mon père est aujourd’hui toujours apatride. Sur son passeport est marqué qu’il n’a pas le droit de retourner en Pologne, donc on ne m’a jamais amenée en Pologne.
La Zone : Est-ce que ce récit sur la Pologne, ton père t’en a parlé ?
Il ne m’en a pas vraiment parlé, ou alors pas souvent, et à ce sujet j’ai écrit un texte sur comment j’imaginais la Pologne quand j’étais petite. J’ai des souvenirs de moi, comment je me souvenais, à partir de ce qu’on m’avait raconté, de comme je l’imaginais. Pour moi le ciel était rouge là-bas, et tout le monde se baladait en vache, qu’il n’y avait que des jardins… C’est toute la question de si j’allais en Pologne aujourd’hui, comment est-ce que je le vivrais, et comment je me sens aussi Polonaise alors que je n’y suis jamais allée. Je sens que j’ai une sensibilité particulière à l’âme slave. Et en même temps beaucoup de mes amis sont originaires d’Europe de l’est.
Je suis dans une démarche où je crée et reconstruis des récits à partir de différentes sources comme ma mythologie familiale personnelle mais également des histoires collectives de civilisations qui ne me concernent pas directement mais dont je me sens proche ou encore le vécu intime d’autres personnes.
La Zone : Peux-tu nous parler un peu plus de ta démarche, de cette idée de reconstruire une histoire?
Dans l’idée, je pars de ma mémoire personnelle et familiale, mais pour moi ça doit s’étendre à d’autres choses qui relèvent plus de la mémoire collective, parce que la grande Histoire nous a tous touchés d’une manière différente.
« Pour moi c’est très important qu’on se raconte encore des histoires aujourd’hui qui peuvent devenir alternatives par rapport à ce qu’on nous raconte. »
L’histoire c’est aussi la vision que la société porte, qui est capitaliste, pensée par les Blancs, par les hommes, et la question devient comment aujourd’hui on peut questionner l’histoire en réinjectant de l’imaginaire et en recréant des mythes, au sens des histoires qui convoque « le grand temps », à caractère cosmogonique. Pour moi c’est très important qu’on se raconte encore des histoires aujourd’hui, qui peuvent devenir alternatives par rapport à ce qu’on nous raconte. Et ça vient aussi interagir avec la question du réel.
La Zone : Tu cites souvent Tim Ingold et l’histoire du dragon, en fait c’est exactement ça…
Oui, c’est l’histoire d’un moine qui se dit qu’avant de faire ses vœux, il aimerait bien découvrir le monde. Donc il va voir frère Benoît et il lui demande s’il peut sortir, ce que le frère accepte. Il part, et à peine sorti du monastère, il voit un dragon. Et là il se sent très mal et appelle à l’aide ses amis. Ses copains arrivent, et ne voient pas le dragon ; mais ils acceptent tout à fait qu’il soit là.

« L’herbe n’est pas toujours aussi douce qu’on voudrait le croire »,
extrait de l’édition « Quelques histoires de moments coquins au parfum d’un ciel gris »
La Zone : Cela questionne l’idée que la réalité en soi est elle-même déjà une construction. Ton travail n’est-il donc pas une manière d’assumer ce postulat, en se disant qu’à défaut de pouvoir tout déconstruire, autant reconstruire des mythes?
C’est aussi la question de pourquoi continuer de raconter des mythes aujourd’hui, dans une société qui s’effondre. En fait ça devient très important parce que ce sont des questions de survie, de pouvoir encore rêver.
Et d’ailleurs toute notre génération est plutôt attirée par l’ésotérisme, il y a un vrai renouveau, et je pense que ce n’est pas pour rien. On est une génération qui a besoin de réenchanter. Astrologiquement on est censé être une génération qui change le monde.
« C’est aussi la question de pourquoi continuer de raconter des mythes aujourd’hui, dans une société qui s’effondre »
La Zone : Une notion qui revient souvent dans ton travail, c’est la notion du temps et de la lenteur, de l’attente. Est-ce que tu peux nous en parler ? Pourquoi est-ce important pour toi ?
Je suis justement quelqu’un qui n’est pas du tout patient, et qui déteste attendre. J’ai été forcée parfois d’attendre, et je me suis mise à faire des choses qui mettent beaucoup de temps. C’est devenu quelque chose d’assez méditatif, justement dans des choses assez répétitives, comme une trame, ou la tapisserie.
« D’une manière générale, dans mon travail, là où ça devient important c’est le détail »

”Ils l’avaient bien mérité”
La Zone : Que peux-tu justement nous dire de ton rapport à la tapisserie ? Parce que c’est quand même quelque chose de très symbolique, lié à ces questions de l’attente, de la minutie…
D’une manière générale, dans mon travail, là où ça devient important c’est le détail. Une tapisserie en soi c’est plein de petits détails, plein de petits nœuds.
La Zone : C’est intéressant cette question de nœuds ! Parce que même dans tes dessins on retrouve des nœuds narratifs.
Oui, mais mon travail, c’est aussi essayer de trouver de nouveaux endroits, et comment les raconter. Revoir les différents espaces de transmission qui pourraient se faire. Par exemple, pour moi l’école, ça ne va pas du tout. Je travaille dans une école, tu assieds les enfants pendant 4 heures et tu leur raconte l’Histoire, ça ne correspond pas ! Et c’est aussi la raison pour laquelle dans mon travail, je n’ai pas du tout envie de m’adresser à plein de personnes en même temps.
Par exemple, j’ai fait un projet avec une famille, que je n’ai même pas rencontrée, et l’idée était leur faire exposer, dans leurs toilettes, tous les jours, un dessin. C’est donc trouver de nouveaux endroits, en dehors de la galerie ou des choses qui sont déjà construites, de réunion.
La Zone : Et pour toi, ça, ça se passe dans l’intime, plus que dans l’institutionnel ?
Je pense que l’’institutionnel ne laisse pas la liberté et la place de réinventer la chose. C’est déjà très fixe. Donc c’est trouver de nouveaux endroits et de nouvelles manières de raconter.
La Zone : Tu as déjà exposé dans la nature, en restitution de la résidence Summercamp, pourquoi ce lieu spécifique?
La question de la nature est inhérente au paysage, et les premières représentations de paysages sont arrivées au moment du Moyen-Age. C’est intéressant d’analyser notre rapport à la nature selon les paysages qu’on dessine, comment telle époque représente la nature. C’est un endroit très révélateur de la manière dont on vit.
« Si tu penses la nature d’une certaine manière, elle va le devenir un peu »
On pense souvent qu’il n’y a que les règles, qu’il y a des sortes de règles naturelles, mais que les choses ne sont pas poreuses entre l’humain et la nature, ou l’humain et la ville. Alors que ça l’est : si tu penses la nature d’une certaine manière, elle va le devenir un peu. La subjectivité, ce n’est pas seulement l’humain, c’est aussi le milieu. J’essaie de réfléchir à cette interconnexion.