“L’action est pensée en fonction du cadre”

Entretien avec l’artiste Julien Bourgain

Julien Bourgain est un·e performeur·euse-vidéaste. Avant l’exposition Manifesto XXI ft. La Zone à Voiture 14, nous avons posé quelques questions à ce·tte chef·fe d’orchestre du champ, visible et imaginaire, fluide mais rythmé.

Copyright : Julien Bourgain

Tour de chaises

La Zone : Tu viens du Nord et as fait ton premier cycle de Beaux-arts à Tourcoing. Pourquoi as-tu décidé de vivre à Marseille ?

J’ai voulu changer parce que je pense que dans les écoles on se trouve très vite dans le même champ référentiel. Et j’ai souvent l’impression que plus tu t’éloignes, plus ce champ se métamorphose. Je voulais aussi trouver une autre lumière pour la vidéo, changer de paysage. Le Sud c’était pas mal pour ça. Je suis donc descendu pour venir à l’ESSAIX.

Evidemment, il y a aussi la mer, j’ai grandi à Boulogne-sur-Mer et j’ai besoin de la mer. Et il existe également une certaine énergie qu’on ressent dans l’espace public. Quand je marche à Marseille ou à Aix, ce n’est pas du tout la même chose. Le rapport entre les gens quand on marche, la distance, le flux, la manière de traverser la route, tout cela semble différent, et ça c’est un fantasme.

480. Comment faire de votre vie une belle et grande fête ?

La Zone : Tu performes justement souvent dans l’espace public. Comment le définis-tu ?  Pourquoi cette volonté de performer dans l’espace public ?

Dans l’espace public il est possible de s’adresser à toustes, en même temps c’est un endroit au sein duquel on adopte un certain comportement, où l’on regarde les choses différemment. C’est aussi un espace où il y a déjà énormément de choses à faire et à dire. Chaque espace, de chaque ville, de chaque campagne a quelque chose à raconter. Il y a toujours un truc qui fait que cet espace est différent.


« Chaque espace, de chaque ville, de chaque campagne a quelque chose à raconter.« 


Mais travailler dans l’espace public c’est également une manière de penser l’économie de moyen. C’est faire avec ce que l’on a, ça n’a rien à voir avec le manque d’ambition. J’aime penser à ce qui se passe ailleurs, mais il est important de penser ce qui se passe devant nous.

C’est aussi se dire que l’art est fait pour toustes et que pour voir de l’art nous ne sommes pas obligé·e·s de nous rendre dans une galerie, qu’il peut être partout. L’espace public est un endroit qui est fait pour tout le monde, doit toucher tout le monde et permet ce rassemblement. Je ne veux pas dire rassemblement politique, mais simplement sortir dehors et être dans la rue c’est déjà aller vers l’autre.

La Zone : Pour toi faut-il que l’art soit connecté au réel ?

Un minimum oui. Cela ne veut pas dire que tu ne peux pas avoir de narration/fiction mais il faut que ce soit connecté au réel car tu t’adresses à des gens qui sont dans le réel.

La Zone : Tu performes souvent avec de nombreuses personnes, pourquoi ce rapport aux autres dans ton travail ?

Dans mon travail je réunis les gens, c’est ce que je sais faire, j’ai envie de continuer.

La performance débute avant qu’elle ne soit officiellement présentée. Cette démarche préalable de rencontrer les habitant·e·s, les performeur·euse·s, de connecter les gens entre eux·elles, fait partie de la performance.

La Zone : A côté de ta pratique artistique tu es médiateur et tu associes ces deux statuts. En quel sens la médiation est-elle vraiment liée au fait d’être artiste?

Je m’adresse à des gens, je veux raconter quelque chose, si je veux le montrer c’est à quelqu’un. Je ne fais pas de l’art pour moi, si le public/acteur est absent (dans le sens où il ne serait pas pris en compte dans le processus, ou la monstration. On doit toujours s’adresser à quelqu’un d’autre, sinon on se parle à soi) j’estime que ce n’est pas de l’art.

Ma performance à Hypersensibles s’intitulait 480. Comment faire de votre vie une belle et grande fête ? et l’idée était de proposer une réponse sous forme de recette, que l’on puisse appliquer au temps « t » de la performance. Cela m’a permis de montrer différents points de vue et de connecter beaucoup de gens ensemble.

Copyright : Julien Bourgain

Pour moi le public est autant acteur que spectateur, lors de cette performance tout le monde était invité à participer à cette fête collective. Mais le public n’est jamais forcé à venir, à s’engager. Je pense qu’il s’engage déjà en venant voir de l’art.

La Zone : Comment définis-tu le statut de l’artiste, qui est un thème récurrent dans ton travail ?

Je travaille en partie sur l’ego de l’artiste. Quand je travaillais en duo, on travaillait sur le duo en tant qu’auteur qui signe. On mettait en place des protocoles qui permettaient de ne pas savoir qui avait fait le geste, cette réflexion sur l’ego a commencé là. Et l’idée de réunir des gens pour performer c’était aussi un moyen de s’extraire de mon ego.


« Finalement être artiste, dans le geste absolu ça n’a pas d’utilité. »


Sur le statut de l’artiste j’ai aussi beaucoup travaillé avec ma mère. J’ai créé un personnage et j’ai fait passer ma mère pour une artiste reconnue par la société. Elle faisait vraiment des œuvres, et je parlais de ses œuvres, on a fait des éditions, … Afin que les gens se demandent, « mais qui est Valérie D ? ».

Finalement être artiste c’est aussi vouloir faire quelque chose pour rien. Ok l’art sert à ouvrir des sensibilités. Emmener les gens vers ailleurs, réfléchir sur le monde, etc… Mais dans le geste absolu ça n’a pas d’utilité.

Copyright : Julien Bourgain

Bain de soleil au pavillon

La Zone : Comment définis-tu ton rapport au paysage ? Pourquoi des déambulations ? Cette série d’objets dans des paysages ?

Au départ c’était un moyen de résister par l’absurde. De faire une action, par exemple balayer la forêt, ou d’aller dans la fontaine du pavillon de Vendôme à Aix, ce lieu d’architecture classique, au sein duquel il est proscrit de marcher sur l’herbe… Une action non violente, non provocante aussi, ce n’est pas une volonté de militer en étant dans l’action violente, c’est davantage faire une action qui inverse, mélange, espace public et espace privé.


« Au départ c’était un moyen de résister par l’absurde. »


Ce qui m’intéresse dans les paysages c’est que visuellement, par exemple la mer, incarne un contraste entre tout ce que cela représente.  La plage et l’imaginaire qu’elle charrie, contraste avec le fait que ce soit la plage de Calais, où j’ai grandi. C’est tout cet aspect historique et social qui m’importe. L’action est pensée en fonction du cadre.

La Zone : Pourquoi emmener l’intime dans l’espace public, ainsi que tu as pu le faire dans ton œuvre Annick, Nathalie, Bernadette et Corinne?

Je pense que la première chose c’est ce rapport à l’image, au champ. Mon travail est toujours un va et vient entre la vidéo et la performance. Même dans une performance au sein de laquelle il n’y a pas de vidéo, ça parle quand même de vidéo dans le traitement de la lumière, dans le champ, le cadre. Pour moi l’intimité est un cadre, l’espace public en est un autre. Et je trouve cela intéressant d’emmener ce cadre-là dans l’autre.

Et en même temps je ne présente qu’une image de l’intime, ce n’est pas la vérité. C’est important de se dire que ce n’est qu’une image et que c’est ce que la personne a accepté de montrer aussi.

La Zone : C’est intéressant parce que c’est un processus narratif.

C’est un processus narratif certes, mais qui permetde pouvoir penser ici et maintenant. C’est se dire que « tant qu’on ne le voit pas ça n’existe pas », et donc de rendre visible cette autre réalité projette le spectateur dans un global, l’extrait de son statut de sujet.

La Zone : Laisser cette possibilité de l’absurde et de montrer que la vérité est construite c’est ouvrir le cadre de pensée du·de la spectateur·ice ?

C’est aussi surprendre le·la spectateur·ice avec un autre espace. Ce n’est pas violent, ça ne tourmente pas le spectateur. Mais c’est un cadre, une image qui connecte l’espace privé à l’espace public.

On peut le questionner, mais cela permet de tendre vers l’art total. Ne pas se cloisonner. Cette ambiguïté entre performance et vidéo révèle des choses.


« Une fluidité tout en rythmant ».


Copyright : Julien Bourgain

Vous êtes quarante-cinq

La Zone : Comment définirais-tu ta posture ?

U ne fluidité tout en cadrant. Mais que je déteste ce mot « cadrer », (cadrer signifie que l’art se passe à l’intérieur d’un périmètre plutôt qu’à l’extérieur) ce serait plutôt une fluidité tout en rythmant. Des étapes, des trucs qui s’allument, qui s’éteignent. Je ne dis pas aux gens là où iels doivent regarder, en tout cas iels ont souvent le choix de pouvoir regarder différentes choses qui ont lieu au même moment. Maintenant on dit souvent que j’ai la posture de chef·fe d’orchestre. Au début je n’aimais pas cet aspect de contrôle, mais c’est aussi quelqu’un·e qui lie les gens entre eux·elles et donne un rythme. En ce moment, j’aime bien le mot coordinateur·rice.

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