La sociologie est-elle une science du détail ?

Un article écrit par Antoine Dolez, sociologue.

Quand on m’a demandé de parler du détail en sociologie, je n’ai pas trouvé la tâche aisée, difficile de ne pas tomber dans l’anecdotique. Mais à force d’y réfléchir collectivement, d’opérer de petites variations sémantiques, plusieurs pistes ont émergé. Ce texte reprend ces diverses réflexions, parfois déconnectées, mais où chaque touche apportée forme ensemble une sorte de mosaïque qui présente la notion et le raisonnement sociologique.  

La sociologie est-elle une science du détail ? Revenons aux fondamentaux, aux Règles de la méthode sociologique (18951). Pour Emile Durkheim, la sociologie est l’étude des « faits sociaux ». Ces derniers sont des « institutions » qui s’imposent à nous – ils existaient avant nous, et nous survivront probablement – comme le mariage, la monnaie ou la science. En ce sens, la sociologie prend comme objet ce qui est au cœur du fonctionnement de nos sociétés, et non ce qui se situe à la marge. Chez E. Durkheim, les « faits sociaux » sont pensés comme extérieurs aux individus. Le sociologue cherche à fonder la scientificité de la sociologie en la distinguant de la psychologie. La sociologie s’intéresse aux institutions et aux collectifs, et se désintéresse des réalités individuelles. Pour le sociologue Bernard Lahire (20132), « c’est en faisant le deuil des réalités individuelles que la sociologie durkheimienne s’est constituée ». En ce sens donc, la sociologie cherche à établir des « lois sociales », des généralités, et néglige ainsi le détail. A un niveau de généralité supérieure, on pourrait dire que toute science néglige le détail, car soit elle cherche à établir des lois ou des régularités, soit elle vise un savoir pratique. Dans une de ses nouvelles, l’écrivain argentin Jorge Luis Borgès3 raconte l’existence d’une carte du monde à l’échelle 1/1, et montre par l’absurde que toute représentation, en premier lieu scientifique, est une simplification du réel. 

D’autres approches sociologiques étudient le social dans un paradigme tout à fait différent, comme l’interactionnisme symbolique4. Dans ce courant, le social se construit dans l’interaction entre différents êtres sociaux, cette interaction ayant lieu dans une situation donnée. Alors que chez E. Durkheim, le social a une réalité quasi-éthérée, ici, les individus reprennent une place fondamentale. Cette attention aux contextes situationnels nécessite alors une méthodologie d’enquête qui ne peut se baser sur la connaissance statistique – qui elle, au contraire, extrait des situations les données pertinentes pour établir des régularités. Pour étudier le social en interaction, on mobilise alors une méthodologie basée sur l’observation ethnographique et l’entretien où les acteur·ices sont invité·es à raconter la réalité telle qu’iels l’envisagent. 

L’une des difficultés de cette approche réside dans les manières dont le ou la sociologue va réussir à rendre compte de cette situation. Tout récit ne peut raconter une situation dans son entièreté. Quand bien même il chercherait à le faire, on se retrouverait face au paradoxe de la carte à l’échelle 1/1. Pour rendre la situation intelligible à son lectorat, le récit sociologique peut alors prendre la forme du récit romanesque où un certain nombre de détails, qui ne servent pas forcément l’intrigue, permettent de construire le monde de la fiction : c’est l’illusion référentielle5. Le ou la sociologue use aussi de ces détails qui ne sont de simples artifices littéraires ou rhétoriques, mais qui participent à l’intelligibilité du propos, et donc du raisonnement. L’apparent anecdotique est également utile lors des entretiens. Pour éviter que nos questions n’orientent trop la réponse de nos enquêté·es, on leur demande souvent de passer par le récit d’une journée ou d’un moment de vie pour qu’iels abordent ce qu’on cherche à savoir. On cherche ainsi à avoir une discussion sans que nos hypothèses ne viennent interférer avec ce que nos enquêté·es ont à dire. Ainsi, la sociologie qualitative procède par induction, les hypothèses se forment dans un dialogue permanent et itératif entre le terrain empirique et la théorie. C’est pourquoi on passe beaucoup de temps à retranscrire quasi intégralement nos entretiens, car ce qui pouvait nous apparaître comme un petit détail sans importance peut se révéler par la suite signifiant.

Antoine Dolez lors de la table-ronde « Malheur aux détails »

Quand on me demande de définir la sociologie, j’aime me référer à ce que m’avait dit l’une de mes directrices de thèse lorsque j’ai débuté ma recherche doctorale et que j’avais du mal à interpréter toute la diversité du matériel empirique de mon enquête. Alors que, formé à la philosophie, je cherchais à établir des généralités, Séverine m’a alors expliqué qu’on visait plutôt à rendre compte de la complexité du réel, en se méfiant des explications totalisantes. D’une certaine manière, je dirais que la sociologie rend compte de la complexité du réel qui est niée dans le langage quand ce dernier réifie des phénomènes et dynamiques diverses en un mot unique. Qu’est-ce que la transition environnementale ? Qu’est-ce que l’identité nationale ? Qu’est-ce que la démocratie ? La sociologie documente les réalités et pratiques sociales diverses que ces mots recouvrent. 

Pour rendre compte de la complexité du réel et éviter tout discours totalisant, la sociologie fait une sorte de pas de côté, et peut s’intéresser aux marges. Howard Becker (19636), l’une des figures les plus emblématiques du courant de l’interactionnisme symbolique, étudie comment les normes sociales régissent le fonctionnement de notre société, en s’intéressant à des groupes « déviants » (les fumeur·euses de marijuana et les « musiciens de danse »). Il montre alors que la déviance n’est pas une qualité intrinsèque d’une action ou d’un groupe, mais qu’elle résulte de la réaction de la société qui juge cette action déviante. C’est en s’intéressant à ce qui est en dehors de la norme que le sociologue américain peut proposer une interprétation de la production de la norme sociale. Ce pas de côté peut aussi concerner des activités, pratiques ou objets qui peuvent nous paraître anecdotiques. Dans leur livre Le Soin des choses (20227), les sociologues Jérôme Denis et David Pointille s’intéressent aux opérations de maintenance qui permettent aux objets qui nous entourent de perdurer. Cet objet d’étude apparemment anecdotique révèle pour les auteurs sa portée politique dans un contexte de surconsommation, d’obsolescence programmée et de course effrénée à l’innovation technologique. Les auteurs décrivent alors d’autres formes d’attachement que nous entretenons avec ces objets que nous cherchons à faire durer, nous invitant ainsi à questionner notre rapport au monde matériel. Ainsi, si la sociologie s’intéresse aux détails, c’est ce qu’elle cherche à décrire la complexité du monde, nous montrant alors qu’il faut se méfier des discours prêt-à-penser comme des explications totalisantes. Et c’est, je pense, une différence fondamentale entre le·a politique et le·a sociologue. Tandis que le·a politique s’appuie sur un diagnostic de la réalité sociale pour fonder et justifier sa proposition politique, le·a sociologue s’attache à montrer la complexité des réalités sociales pour mieux les comprendre et les expliquer, en aucune manière à les justifier. C’est pourquoi nombres de sociologues se sont élevé·es contre les propos tenus par l’ancien premier ministre Manuel Valls quand il a dit que : « Expliquer le jihadisme, c’est déjà vouloir un peu excuser ». Ces propos témoignent d’une méconnaissance, peut-être feinte, de la sociologie et des sciences sociales en général. En rendant compte de la complexité des organisations et des pratiques sociales, la sociologie change notre regard sur le monde, en refusant les discours dominants et déterministes, et en nous rendant ainsi plus attentif·ves à ce qui avait été relégué au rang de l’anodin, de l’inutile, ou du détail.


Pour en savoir plus :

  1. Emile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, Payot, 1894 (2009). ↩︎
  2. Bernard Lahire, Dans les plis singuliers du social : Individus, institutions, socialisations, Paris, La Découverte, 2013, chapitre 2 « Individu et sociologie ». ↩︎
  3. Jorge Luis Borges, L’auteur et autres textes, Paris, Gallimard, 1946 (1982), « De la rigueur de la science » (p.199). ↩︎
  4. Voir notamment les travaux d’Erving Goffman – La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Les éditions de Minuit, 1959 (1973), et ceux d’Howard Becker – Outsiders : Etude de sociologie de la déviance, Paris, Editions Métailié, 1963 (1985).  ↩︎
  5. Michael Riffaterre, « L’illusion référentielle », Columbia Review, 57(2), 1978. ↩︎
  6. Voir note précédente. ↩︎
  7. Jérôme Denis et David Pointille, Le Soin des choses. Politiques de la maintenance, Paris, La Découverte, 2022.  ↩︎