MALHEUR AUX DÉTAILS

Un texte écrit à quatre mains par Agathe & Camille Mattei

 Au fil de cet article, le Détail se déploie dans toutes les terminologies qu’il peut recouvrir : tantôt pris en tant que donnée, paramètre, mais aussi trait, point, ombre, hors champ, on le décline pour mettre en lumière son rôle fondamental au sein de disciplines scientifiques, d’œuvres d’art, mais aussi du quotidien, dans la ville que l’on parcourt.

Quel que soit l’angle de vue adopté, parler du Détail et lui accorder de l’attention est un acte militant. Il s’agit d’adopter une posture au monde, en soutenant qu’il faut le lire aussi par le Détail. Pas seulement, bien sûr, car la recherche d’une vision globale est également fondamentale. Mais pratiquer un exercice d’aller-retour entre « big picture » et les éléments qui la composent permet de complexifier le réel, et de ne pas concéder au pouvoir, quelle que soit son incarnation, le monde unique qu’il choisit de désigner comme vrai.

© Victoire Mandement

Le pouvoir, celui du discours occidental dominant, propose un tableau simple, sinon simpliste, de la réalité : nous sommes dans le paradigme de la « fin de l’Histoire1 », la démocratie libérale capitaliste a gagné, les droits de l’Homme sont partout et l’esprit critique peut se rendormir, car la bataille est achevée. Tout s’auto-régule, tout est un grand marché juste : ce sont les meilleures entreprises qui sont rentables, ce sont les meilleur·es candidat·es qui sont élu·es, ce sont les meilleur·es citoyen·nes qui trouvent du travail. Avec du recul, il semble assez évident combien cette grille de lecture est compatible avec le discours raciste et essentialiste de plus en plus décomplexé qui fait son grand retour ces dernières années.

Scruter le réel pour distinguer les rouages de ces discours peut justement passer par une attention toute particulière aux détails, à l’échelle individuelle. C’est une tentative de créer une nouvelle grille de lecture, qui ne saurait être absolue. Elle est fragile, mais aussi mouvante, pleine de remise en question et d’humilité, et souhaite interroger, donner la parole, à ces objets sur lesquels l’œil passe d’habitude sans s’arrêter.

Si les détails sont souvent relégués au second plan, c’est qu’on préfère voir l’image globale, le tout, qui est plus facile à appréhender. D’un point de vue purement pratique, il est de toute façon impossible de faire attention à tout : où s’arrêterait-on ? Dans un registre littéraire et expérimental, Georges Perec a démontré l’impossibilité de tout prendre en compte dans sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien2. Attablé à la terrasse d’un café, l’auteur tente de décrire tout ce qu’il voit, ce qui est bien sûr impossible. Il faut sélectionner et trancher dans le réel. Nous le faisons d’ailleurs tout le temps, en formulant une pensée, une parole, une phrase.

C’est aussi ce que font les représentant·es du pouvoir, lorsqu’iels prononcent un discours, élaborent un projet de campagne, ou une politique publique : iels proposent une vision du monde, clé en main. Cette vision comprend les questions et les réponses, les problèmes et leurs solutions, qu’iels ont retenus. En somme, l’essentiel. 

Tout est alors affaire de rhétorique, ou plutôt de stratégie de communication. Aux moments de tensions et de protestation citoyenne ne sont répondus que des éléments de langage, phrases pré-sélectionnées et répétées, souvent en décalage avec le contenu même des contre-arguments. Ce discours, présenté comme un tout et sans alternative possible3, occulte alors tous les détails, le contexte de mise en œuvre de la politique, et les prismes analytiques différents de celui du pouvoir. Celui-ci s’impose donc, et fera foi puisque selon les modélisations de communication de crise, chaque crise est vouée à baisser en intensité, puis disparaître pour de bon4.

Étapes successives d’une crise médiatique3

Le détail, entendu ici comme facteurs (socialisation des gouvernant·es, éléments idéologiques, contexte, formes  d’opposition…) amenant à la mise en place d’une politique, sont donc négligés. Ils ne passeront pas à la postérité. Si ces éléments pourront être analysés dans le travail de chercheur·euses a posteriori, les lois seront promulguées et impacteront la vie de celles et ceux concerné·es par ces décisions. S’il semble alors fondamental de garder à l’esprit la complexité du monde et l’ensemble de ces détails, ils ne constituent pas pour autant l’unique niveau d’analyse valable. 

L’analyse par le détail ne peut suffire à la compréhension du tout dans lequel il est contenu. Il peut également être instrumentalisé en attirant l’attention sur des points précis et arrangeant le·a producteur·ice de discours. Le cadrage médiatique d’une information peut en être un exemple. Le 9 janvier 2024, Gabriel Attal est nommé Premier Ministre du gouvernement, l’une des premières réactions est alors de souligner son homosexualité. Si cette information est vraie et, de fait, fait date dans l’histoire politique française, il n’en reste pas moins que ce cadrage l’éloigne de ses actions politiques, par exemple en tant que ministre de l’éducation, et qui n’impliquent aucunement son orientation sexuelle. Dans une logique intersectionnelle, cette information n’a aucun intérêt comme le souligne le média Manifesto XXI dans un article à ce sujet : « Les politiques macronistes sont axées sur des mesures néo-libérales, et accompagnées d’une connivence grandissante avec l’extrême droite. Elles affectent directement et plus durement toutes les minorités, y compris la communauté LGBTQIA6 ». 

À l’inverse, le foisonnement de détails, dont seulement un petit nombre est pertinent pour analyser une situation donnée, peut mener à une perte de vue de celui qui est signifiant. En suivant le même exemple, l’accélération de l’actualité sociale comme politique porte à l’agenda médiatique des sujets divers semblant se succéder, alors qu’ils relèvent d’une matrice commune : interdiction de l’abaya, loi Immigration, affaire Gérard Depardieu. 

Ainsi, se réapproprier les détails, semble être une solution pour échapper à la lecture unique et globalisante proposée par les détenteur·ices du discours légitime. En réponse à ce biais, les sciences humaines et sociales, par le recours à la micro histoire, ou dans la sociologie interactionniste, démontrent l’intérêt de l’analyse du quotidien, de ce qui peut sembler anecdotique, mais apporte un véritable nouvel éclairage.

Les détails appartiennent à tout le monde, ce qui est anodin, quotidien : faits divers, sphère de l’intime… sont constitutifs de nos vies, de nos expériences sensibles et sont porteurs d’un potentiel de puissance esthétique. Chacun·e est en capacité de définir ce qui pour iel est un détail de ce qui ne l’est pas, ou autrement dit chaque chose porte une signification centrale ou périphérique en fonction de leur grille d’analyse. Cela ouvre alors des espaces de subversion intime de ce que le discours dominant relègue au rang de détail, et de fait, le décharge de tout poids politique. 

Il ne s’agit pourtant pas d’affirmer que toutes les réalités se valent et que l’individu peut se couper du monde et est auto-suffisant, mais plutôt d’adopter une lecture critique en liant tout et partie.

Le modèle du « cercle herméneutique5 », c’est-à-dire, pratiquer un aller-retour constant entre différentes échelles d’analyse, tout en donnant de l’importance à chaque partie permet d’éviter le risque d’essentialisme, ou de relativisme, qu’il soit à l’échelle de la vision globale ou du détail.
Ce positionnement permet ainsi de réarmer sa pensée pour questionner les normes présentées comme naturelles et immuables : modèle étatique, capitalisme, patriarcat, white supremacy

Ces idées sont développées au sein d’un dialogue entre Antoine Dolez (sociologue), Julia Bonich (artiste plasticienne) et Elie Chich (historien de l’art), animé par Camille Mattei (La Zone) et enregistré lors du PAC OFF 2023.

Le podcast est dispo ici : Table ronde “Malheur aux détails” – Cité de l’Agriculture


Pour aller plus loin :

  1.  Francis Fukuyama, La fin de l’Histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992 (Flammarion (coll. « Champs »), 1994). ↩︎
  2.  Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien,Paris, Christian Bourgeois Éditeur, 1983 ↩︎
  3. Il n’y a qu’à voir les 23 utilisations du 49.3 engageant la responsabilité de son gouvernement par Elisabeth Borne. « Un jour sans fin : Elisabeth Borne utilise l’article 49.3 pour la 23e fois de la législature », 19 mars 2023, Libération ↩︎
  4. cf. Réforme des retraites ↩︎
  5. « Comment bien préparer ses relations presse de crise ? » – Cap Com. Graphique pour les entreprises, aussi valable pour les crises politiques, d’autant plus que sous Macron, les deux modèles se rejoignent. ↩︎
  6. « Gabriel Attal premier ministre : une poudre de perlimpinpin arc-en-ciel », Léane Alestra et Apolline Bazin, 9 janvier 2024, Manifesto XXI ↩︎
  7. On peut penser pour illustrer la notion de cercle herméneutique à l’exercice de version, de traduction : le texte a un sens global, enrichi par tous les mots qui le composent. L’exercice de traduction consiste alors à penser le texte dans sa globalité tout en accordant une attention particulière à chacune des parties qui le constituent. ↩︎